Déjà un an depuis les dernières élections présidentielles. Un scrutin marqué par la montée d’un courant politique qui, bien que multi-décennal en Tunisie, n’a jamais été propulsé au premier plan : le panarabisme. Et il connaît une curieuse mutation, loin des classiques tendances baâthiste et nassérienne.
Sur les trois candidats autorisés par l’ISIE à concourir à l’élection présidentielle du 6 octobre 2022, deux peuvent être rattachés au panarabisme : Zouhaier Maghzaoui et Kaïs Saïed. Loin d’être anecdotique, la prédominance du courant panarabiste au sommet de l’État constitue une véritable rupture avec l’héritage bourguibien de l’ État national.
Comment catégoriser le pouvoir actuel ? Depuis l’investiture de Kaïs Saïed en 2019, de nombreux analystes tentent de classer le président tunisien. Est-il de gauche conseilliste, de droite réactionnaire, populiste, islamiste ? Les qualificatifs ne manquent pas et pour chacun d’entre eux, des justifications existent. Certains politologues évoquent le panarabisme. C’est notamment le cas de l’universitaire Michel Camau. Dans une interview accordée au journal Le Monde, ce professeur émérite, spécialiste de l’autoritarisme tunisien, voit dans la Constitution de 2022 « les jalons d’une orientation idéologique de type nationaliste arabe, où le constitutionnalisme au sens strict est finalement présenté comme un produit de l’Occident inadapté aux sociétés arabes ».
« Franchissement » et autres totems
Depuis le 25 juillet 2021, l’universitaire a tenu à ce que les échéances électorales coïncident avec des dates ayant une symbolique dans l’imaginaire collectif. L’élection présidentielle s’est donc tenue le 6 octobre 2024. Une date qui renvoie à la guerre de 1973 et exalte l’imaginaire collectif panarabiste, y voyant sans doute la dernière victoire – même partielle – contre l’armée d’occupation israélienne. Certains proches de Saïed – mais également de Zouhaier Maghzaoui – ne s’y sont pas trompés, en parlant de franchissement (en référence au franchissement du Canal de Suez par l’armée égyptienne). Si le recours à un référentiel nationaliste arabe au plus haut sommet de l’État est relativement inédit, le courant panarabiste a été présent en Tunisie avant même l’indépendance.
La première personnalité politique d’envergure nationale que l’on peut rattacher au panarabisme est Salah Ben Youssef. Issu du mouvement destourien, celui qui a longtemps été le lieutenant de Bourguiba a rompu avec lui sur la question de la nature de la décolonisation tunisienne. Désavoué par le parti et tombé en disgrâce, Ben Youssef fuit la Tunisie pour l’Égypte où il sera protégé par Jamal Abdennaceur. Le leader panarabiste, opposé à l’occidentalisme et au nationalisme bourguibien, influencera tout un pan de l’opposition politique qui rejette tout ou partie du récit du « Combattant suprême ». Si Ben Youssef n’est pas stricto sensu un panarabiste, il servira de référentiel commun pour une partie du spectre politique allant des islamistes à l’extrême gauche en passant par les nationalistes arabes.
Ce contre-discours, remettant en cause l’effectivité de l’indépendance de 1956, l’occidentalisme francophone de Bourguiba mais aussi l’existence d’une nation tunisienne, a paradoxalement commencé à monter en puissance en 1967, au moment où la Naksa a douché les espoirs d’un panarabisme triomphant.
Entre ruptures et opposition de façade
En plus des structures « purement » nationalistes arabes (nassériennes ou baathistes), cette vague a touché le mouvement Perspectives. Cette mouvance d’extrême gauche, née sur la critique de l’expérience socialiste destourienne, partageait avec Bourguiba l’idée d’une émancipation au référentiel largement tourné vers le nord. Les premières générations étaient francophones et ne remettaient pas en cause les options culturelles du chef de l’État. Mais les nouveaux arrivants, biberonnés à la révolution culturelle maoïste et sensible à la cause tiersmondiste, réclament un changement de cap et le conflit générationnel aboutira à la création d’El Amel Ettounsi et du Comité marxiste-léniniste tunisien (CMLT) dans les années 1970. Parmi les descendants de ce dernier, figure le mouvement des patriotes démocrates (WATAD) qui allie marxisme-léninisme, maoïsme et une dose de panarabisme. Cette dernière dimension s’explique notamment par le fait que des dirigeants de ce courant – à l’instar de Chokri Belaïd – aient suivi une partie de leur cursus universitaire dans des pays baathistes (Irak et Syrie).
Un autre proche de Bourguiba, tombé en disgrâce, va créer un parti s’inscrivant dans le panarabisme. Il s’agit d’Ahmed Ben Salah. Syndicaliste puis « super-ministre » dans les années 1960, il mettra en place l’expérience dite des coopératives avant de se faire arrêter et de porter la responsabilité pénale de l’échec de cette politique socialisante. Après s’être échappé de prison, il fonde en exil le Mouvement de l’unité populaire (MUP), dont une branche dissidente, le Parti de l’unité populaire (PUP) sera légalisée en 1983. Sous Ben Ali, le PUP et un autre parti panarabiste, l’Union démocratique unioniste feront partie d’une opposition de façade proche du régime, du moins au niveau de leurs direction.
Le mouvement Al Chaâb, retour de flamme… autoritaire
Après la révolution, une multitude de partis panarabistes verra le jour. La formation la plus importante, le mouvement Al Chaâb connaîtra une scission après un désaccord sur l’opportunité de rejoindre le Front populaire. Mis en minorité, son secrétaire général de l’époque, le député Mohamed Brahmi, démissionne, fonde Attayar al chaâbi et rejoint la coalition de gauche, qui compte également d’autres formations panarabistes comme le parti Attaliâa d’Ahmed Seddik. L’assassinat de Brahmi fera connaître au public Attayar al Chaâbi. Mais le mouvement Al Chaâb demeure la plus grande formation panarabiste, puissant au sein de certaines branches de l’UGTT notamment les fédérations de l’enseignement, et disposant d’une forte implantation locale, notamment dans le sud du pays.
Une implantation qui portera ses fruits lors des élections législatives de 2019, où la formation de Zouhaier Maghzaoui passera de 3 à 15 sièges tandis qu’Attayar al chaâbi perdra tous ses députés. Al Chaâb siègera dans le même groupe parlementaire « technique » aux côtés du parti Attayar de Ghazi Chaouachi. Si les deux formations intègrent le gouvernement Fakhfakh, des divergences se font jour dès les premières heures de la législature. En effet, Al Chaâb pousse pour un « gouvernement du président », une option déjà en phase avec la gouvernance actuelle. Il faut dire que le soutien d’hommes forts comme Saddam Hussein ou la dynastie Assad n’est pas compatible avec le régime de 2014, à dominance parlementaire.
C’est donc en toute logique qu’Al Chaâb soutiendra ardemment « le processus du 25 juillet » à l’instar d’une majorité de formations politiques. Quand la majeure partie des élites change de cap, le parti de Maghzaoui demeurera fidèle à cette nouvelle gouvernance aux côtés d’Attayar al Chaâbi et à la frange du Watad emmenée par Mongi Rahoui. Il participe à la consultation électronique, appelle à voter « oui » au référendum constitutionnel et présente des candidats aux élections législatives. Il réussit à former péniblement un bloc de 11 parlementaires issu de ses rangs et du Watad. De plus en plus critique des dérives « du processus » mais jamais du processus lui-même, Al Chaâb boycotte les élections locales et décide de présenter son candidat, Zouheir Maghzaoui, contre Kaïs Saïed à la présidentielle. Son réseau parlementaire se révèle payant dans la mesure où il dispose des dix parrainages de députés nécessaires à sa candidature.
Abandon du bourguibisme
Si l’on met de côté les personnes issues de l’ancien régime ayant compris l’intérêt de soutenir un régime autoritaire qui restaure « le prestige de l’ État », le maintien des nationalistes arabes au sein du régime s’explique idéologiquement. En plus de l’appétence pour des régimes forts et autocratiques, cette famille politique a des convergences avec le discours présidentiel. La défense d’un État fort et socialisant est une constante de la rhétorique saïedienne. Elle rappelle l’âge d’or des régimes panarabistes au sortir des colonisations française et britannique. Nous retrouvons également la volonté de se tourner vers l’Est, jadis incarné par Moscou, et aujourd’hui symbolisé par les pays des BRICS.
Mais le point central de ce soutien réside dans la remise en cause du roman national tel qu’élaboré par Habib Bourguiba. Depuis qu’il a été élu président de la République, Kaïs Saïed n’a jamais célébré la fête de l’Indépendance. Il inscrit son action dans une « guerre de libération nationale ». Ce faisant, il reprend une thèse défendue par les nationalistes arabes. L’actuel président ne reprend pas non plus à son compte l’idée d’une nation tunisienne qui s’inscrit dans un continuum historique démarrant à Carthage. Une séquence illustre bien cet affrontement. En 2022, Saïed confie à Sadok Belaïd et Amine Mahfoudh le soin de coordonner un projet de Constitution. La commission chargée de préparer le brouillon compte les partis soutenant le « processus du 25 juillet », dont les nationalistes arabes. Le projet soumis à Saïed porte une vision bourguibienne. Quand le président écarte totalement le document issu de la Commission, les partis panarabistes soutiennent la démarche saïedienne. Porte-parole d’Attayar al chaâbi, Mohsen Nebti dénonce la vision ethnique de la nation tunisienne portée par Amine Mahfoudh.
Depuis l’indépendance, le courant panarabiste a évolué aux marges d’un pouvoir largement influencé par une vision bourguibienne. L’arrivée au pouvoir d’un Kaïs Saïed soutenu par des formations nationalistes arabes opère une rupture majeure dans l’identité de l’ État. C’est la tension entre ces deux visions qui déterminera l’évolution sociale et diplomatique du pays.